A cet égard, l'objection disant qu'"un revenu de base inconditionnel permet aux
gens de recevoir une part du revenu de la société, sans lui apporter de
contribution productive en contrepartie" (2) ne tient pas. Tout simplement
parce que ce cas est déjà très répandu, sans que personne n'y voit d'objection
(cas de nombreux rentiers, créanciers et actionnaires, en particulier). Qui
plus est, c'est un des principaux piliers du système socioéconomique actuel. Par
conséquent pourquoi reprocherait-on aux uns, ce qui est la norme pour d'autres ?
De plus, on ne dira jamais assez l'importance essentielle d'un revenu
minimum de base, pour la santé physique et psychique de chacun(e). De même,
l'importance de l'indépendance financière pour les libertés individuelles, donc
pour la désaliénation de l'humain en général, n'est pas à démontrer.
L'obligation d'avoir des revenus pour vivre, et celle de gagner sa vie en
travaillant pour l'immense majorité des individus, est en effet la base où des
rapports d'emprise délétères viennent se greffer.
Comme on le sait, de
nombreuses pathologies psychiques sont des pathologies de la liberté, résultant
d'un rapport troublé à la vérité. Dans le sens évoqué, la
liberté correspond au fait de n'avoir que des contraintes choisies, ou du moins
cohérentes avec nos valeurs. Or, de ce point de vue, d'innombrables personnes
supportent ou subissent des contraintes d'origine extérieure, émanant de valeurs
non partagées. Généralement, ces contraintes s'inscrivent dans des rapports
de forces ou de hiérarchie où elles sont en situation d'infériorité ou de
subordination, donc où elles doivent obéir ou exécuter des ordres.
Les
logiques de domination et d'exploitation sont quasiment toutes fondées sur ce
type de rapport où on retrouve la dialectique du maitre et de l'esclave décrite
par Hegel. "J'ai le droit de jouir de ton corps..." signifie ici j'ai le
droit d'obtenir de toi tel ou tel comportement, parce que je représente la loi
me conférant ce droit.
La souffrance psychique ou morale engendrée par ce
type de relation accompagne ou annonce, le cas échéant, les souffrances
physiques liées aux privations économiques (nourriture, vêtements, logement,
hygiène,...) pouvant s'en suivre. Ainsi, au su ou à l'insu des protagonistes,
la crainte d'un licenciement ou d'une perte d'emploi aux conséquences fâcheuses,
est un objet de chantage permanent, implicite ou explicite, dans de nombreuses
entreprises. De même, dans de nombreuses familles, la crainte d'être
sanctionné(e), maltraité(e), ou rejeté(e) par les parents ou le(la) conjoint(e),
c'est-à-dire mis à la porte, est un objet de chantage aux conséquences nuisibles
pour de nombreux adolescents et adultes de tous âges.
On entrevoit ici
pourquoi les mots patron et père ont la même racine, leur fonction commune étant
de représenter la loi, celle-ci ayant vocation de protéger les parties, mais
aussi d'obliger et de sanctionner, le cas échéant. On comprend aussi que la
violence symbolique opère, sans qu'il y ait besoin de contrainte par corps,
encore que celle-ci suit souvent la première.
Pour les précédentes raisons, on souscrira pleinement à l'idée que "les
individus ont grandement intérêt à
éviter les rapports économiques
(avec un employeur, un conjoint, des employés administratifs) dans lesquels ils
dépendent tant de ressources vitales, qu'ils en sont forcés de se soumettre à
un rapport de domination." Ce type de rapport est en effet nuisible
socialement, tant pour les dominés que pour les dominants, car tous en subissent
les conséquences à divers degrés.
Malgré tout, de nos jours, en l'absence
de revenu de base garantissant leurs droits, de nombreuses personnes sont dans
le cas évoqué, ou en passe de l'être.
L'obligation de travailler pour
gagner sa vie, en particulier, conduit souvent à exercer un métier non choisi,
ou à occuper un emploi trouvé plutôt que désiré, ceci rendant souvent illusoire
la liberté de choix et la possibilité d'épanouissement personnel dans un tel
emploi. C'est tout aussi vrai pour les personnes avec qui un salarié est
amené à travailler. Le non-choix et l'obligation sont des
dénominateurs communs dans la plupart des cas. A cet égard, des études
d'impact permettraient également d'étayer le projet d'un revenu de base.
Pour couronner le tout, le développement technologique rend le travail de moins
en moins nécessaire pour satisfaire les besoins de tous. D'où la dégradation
fréquente des conditions de travail des emplois subsistant, renforcée par des
taux de chômage inégalés. Dans ces conditions, en effet, de nombreuses
directions ont beau jeu pour pratiquer des politiques de sous-emploi et de bas
salaires, et pour imposer n'importe quelle exigence. L'évolution
démographique s'ajoutant à cela - toujours plus de candidats pour
toujours moins d'emplois - le travail se raréfie et se précarise dans de
nombreux secteurs, même si globalement le nombre d'emplois augmente.
Le
patronat est majoritairement peu enclin notamment, à payer plus ce qu'il peut
obtenir pour moins, d'une part, et d'autre part, quand les candidats sont
pléthore, il a beau jeu d'imposer des conditions de travail que lui seul
détermine, sans aucune concertation. L'exercice du pouvoir tend ainsi
souvent à être arbitraire, ceci renforçant le sentiment d'aliénation et les
frustrations de nombreuses personnes, et amenant parfois des décompensations
tragiques, que ce soit sur le lieu de travail ou en dehors de celui-ci. De
plus, en matière de droit du travail comme ailleurs, un lobbying intensif permet
souvent aux possédants et aux grands capitalistes, de faire voter des lois
favorables pour eux.
Dans les familles, le pouvoir des parents vis-à-vis
de leur progéniture, ou de l'un des conjoints sur l'autre, est souvent
arbitraire également. Que ce soit par ignorance, perversité ou perversion,
d'innombrables drames se jouent tous les jours sans que personne ou presque n'en
sache rien, les victimes n'osant et ne pouvant souvent rien dire ou faire
savoir, quand elles sont conscientes d'être victimes. Le fait qu'une femme
meurt tous les 3 jours en France sous les coups de son conjoint, est révélateur
à lui seul des souffrances endurées dans de nombreux couples, par exemple, et
des tragédies pouvant résulter d'une dépendance excessive.
Par ailleurs enfin, les ressources existent pour assurer un revenu de base,
si les autorités le décident. En effet, ce ne sont ni l'argent ni les moyens qui
manquent, mais uniquement l'équité dans leur répartition. Il ne faut pas
oublier notamment qu'en cette période de crise, si les pauvres (vs les
précaires) sont toujours plus pauvres(vs précaires) et plus nombreux, il en va
de même pour les riches qui sont toujours plus riches et plus nombreux, même
s'ils sont une minorité.
En outre, il faut savoir que les écarts se
creusent toujours plus également entre "les moins riches" et "les plus riches",
les plus grandes fortunes atteignant des records jamais atteints. C'est dire
aussi ici qu'à de rares exceptions près, le but essentiel des
possédants et du patronat - deux catégories se confondant souvent - n'est pas de
créer des emplois, mais bien de réaliser le maximum de bénéfices à
moindre coût. De plus, savoir que l'évasion fiscale atteint 80 milliards par
an, et que si les pouvoirs publics allaient la chercher, il n'y aurait plus de
crise, est très évocateur également...
Une conséquence de tout ce qui
précède, c'est qu'on ne peut décemment plus fonder l'avenir des individus
uniquement sur la réussite au travail ou par le travail. En effet, c'est
induire les gens en erreur, et les jeunes en particulier, de tabler
exclusivement sur le marché du travail et sur leur réussite professionnelle,
pour réussir leur vie dans un contexte de mondialisation toujours plus
déséquilibré en faveur des plus nantis.
Dans ce contexte en effet, il y a
longtemps que pour beaucoup, le travail n'épanouit pas, mais aliène plus qu'il
libère, en permettant tout juste de vivre, voire de survivre, quand il s'en
trouve.
Une autre réalité est que le chômage de masse dévalorise le
travail. Beaucoup de jeunes ne s'y trompent pas et le décrochage scolaire est
souvent symptomatique d'anticipations négatives concernant l'accès au marché du
travail, i.e. la possibilité de mener à bien un projet dans le
contexte en question. De même, la profusion permanente de marchandises et de
services offerts à tout va et réalisant une crise mondiale de surproduction,
démoralise et dissuade de nombreux jeunes de trouver une place stable et
sécurisante dans cette société.
Le désespoir et le manque de visibilité
sur l'avenir sont des fléaux d'autant graves plus que la société marchande est
une société malade de ses valeurs. En effet, comme le dit fort justement Paul
Ricoeur, une société où l'économique domine le politique est une société qui
crée des inégalités insupportables.
En d'autres termes, à de
nombreux égards, il serait sans doute temps de désacraliser le travail et de se
centrer sur les droits fondamentaux devant être respectés, comme c'est le cas
avec le revenu de base, si on veut éviter que l'époque moderne s'enfonce dans
une barbarie basée soit sur la souffrance vécue, soit sur des mensonges et des
promesses non tenues. Les marchands de bonheur et d'illusions se développant
ces derniers temps, en réponse aux incertitudes et besoins de réassurance de
beaucoup, sont un symptôme parmi d'autres, des problèmes en question. A cet
égard, on voit bien que le malheur des uns fait le bonheur des autres, ceci
semblant être le principe fondamental d'une société préférant les clivages
traditionnels à la justice sociale, jusqu'ici mais plus pour
longtemps, espérons-le.
Tout cela étant, qu'on se comprenne bien, il ne
s'agit bien entendu pas de dénigrer le travail, mais plutôt de distinguer les
besoins d'éducation et d'activité(s), de celui de travailler, pris au sens de
gagner sa vie, comme c'est le cas depuis des générations pour la plupart des
personnes.
Dans les conditions décrites, le revenu de base a sa place
pour libérer les individus de la contrainte du travail comme source vitale de
revenus, et plus encore de toute dépendance excessive à autrui.
Ainsi, tous pourront découvrir le plaisir de s'occuper sans devoir faire des
choix irrationnels, ni subir des rapports de domination injustifiés, ou encore
s'angoisser pour leur vie ou survie. Ainsi, c'est bien le problème de
l'aliénation, tel qu'on le rencontre dans de nombreuses pathologies psychiques,
que le revenu de base pourrait contribuer à résoudre.
L'éradication de
nombreuses souffrances psychiques et physiques, passe en effet par la sécurité
personnelle que la société se doit d'apporter à chacun de ses
membres.
Plus encore, la prise de conscience de la nécessité d'un revenu
de base, pourrait ouvrir la voie d'une sortie de crise qui ne serait pas une
simple rémission jusqu'à la prochaine, ceci étant une tendance
récurrente, à la fois négative et perverse, du système capitaliste
actuel.
En conclusion, le revenu de base est vraisemblablement un socle
à partir duquel un changement de paradigme ou de système serait
possible, sachant que si on ne change pas la donne
radicalement et rapidement, on risque au contraire de continuer d'aller vers
des issues aussi incertaines que dangereuses pour l'humanité toute entière.
Point n'est besoin en effet d'évoquer la surexploitation des ressources
naturelles, les perturbations climatiques, les catastrophes de la pollution et
du nucléaire, pour savoir que le système en question nous emmène vers l'abime,
et qu'à ces différents titres également, il conviendrait de le
changer radicalement.
Reste à savoir qui et combien d'entre
nous aurons le courage et la capacité de défendre et de soutenir ce projet, en
en mesurant bien les dimensions.
Françoise Zannier
(1) Mouvement français pour un revenu de base
(2) Stuart White: Une objection peut être valide sans être décisive
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