Autrement dit, la nécessité de faire simple pour être crédible et accessible au plus grand nombre, aboutit
souvent dans ces cas à une coquille vide, c'est-à-dire à un concept inconsistant.
Par suite, les recettes proposées sont souvent déconnectées des réalités,
précisément parce que face à la complexité du Réel, il n'y a pas de recettes
universelles ou toutes prêtes, ce que les techno-scientistes semblent ignorer. Ainsi, les définitions du
bonheur - souvent floues et implicites - d'auteurs se voulant être des
éclaireurs, occultent l'extrême diversité des représentations individuelles et
collectives de celui-ci. A cet égard, par exemple, on pourra se demander ce qu'il y a de commun
entre le bonheur vu par un indien Zoé et le bonheur vu par un New-Yorkais. De
même, on réfléchira utilement sur les valeurs personnelles et sociales très
différentes, autrement dit sur les idéaux politiques (rapports sociaux de forces
et de pouvoir) opposant entre eux les individus-citoyens d'une société ou
différents groupes sociaux.
On entreverra alors sans doute mieux pourquoi il est bluffant de confondre philosophie et science,
recherche d'un mieux-être ou accomplissement personnel et gestion
techno-scientiste de soi.
En d'autres termes, pour les besoins de leurs disciplines, les technocrates
du bonheur transposent un concept d'un champ de connaissance dans un autre, sans
interroger la pertinence de cette opération.
Le Bonheur est ainsi posé a priori comme un fait tangible et un but atteignable
par chacun(e),
toutes choses dont l'évidence supposée ne saurait échapper à personne, selon ces
auteurs.
En outre, lorsqu'on aborde les détails des ouvrages en question, mutatis mutandis, on s'aperçoit
que le Bonheur est souvent confondu, tantôt avec la satisfaction d'un désir ou d'un
besoin, tantôt avec une attitude optimiste, tantôt avec le fait de positiver,
tantôt avec celui de se sentir bien, etc... toutes définitions partielles
et superficielles laissant le lecteur cultivé sur sa faim... et sur sa fin.
L'ambigüité du
vocable "bonheur" sert ainsi à tout dire et à ne
rien dire, car on peut jouer sur le sens du mot, à défaut d'une véritable réflexion n'étant pas l'objet des
ouvrages en question. Au lieu de cela, tout se passe souvent comme si des évènements, attitudes,
comportements ou ressentis ponctuels pouvaient être confondus avec l'état idéal de
Bonheur recherché par chacun(e), supposant quant à lui une stabilité, une permanence,
et notamment l'atteinte d'idéaux dans les domaines du travail, de l'amour et des
relations sociales, principaux domaines de réalisation de soi et par conséquent de
bonheur, potentiel ou réel.
En d'autres termes, les mots bonheur, plaisir, satisfaction,
joie
, gaité, contentement, etc... sont souvent considérés comme synonymes
ou interchangeables, ceci n'étant pas le cas en réalité, que ce soit en théorie
ou dans les faits, sauf à offenser les subtilités de la langue française, et à
tout mélanger pour ainsi dire. En effet, le sens des mots
devrait être essentiel et par conséquent précisé dans des ouvrages prétendant traiter du bonheur et
servir de guides pour atteindre celui-ci.
A défaut, les approches en question laissent le lecteur dubitatif quant à leur
validité et aux visées réelles de leurs auteurs.
En outre, il ressort de ces théories que si vous n'avez jamais perçu cette
(pseudo)évidence de pouvoir être
heureux(-se) par vos seuls moyens et capacités, ceci étant toujours
sous-entendu, si elle ne vous a pas sauté aux yeux pour ainsi dire, c'est que vous avez des problèmes que le maitre à penser va vous aider à
résoudre. Ainsi, par exemple, certains auteurs intitulent un livre "Vouloir, c'est Pouvoir", assénant ainsi des
contre-vérités avec une conviction n'ayant d'égale que leur inconscience,
ignorance ou mauvaise foi, une condition nécessaire n'étant en aucun cas suffisante, comme on le sait en principe. D'autres emploient des formules arbitraires du genre : "il n'y a pas de
problèmes, il n'y a que des solutions", vous infligeant ainsi une violence
symbolique dans le but d'établir une emprise, la plupart du temps. D'où le malaise pouvant s'emparer de vous car jusque là, tout en ne
vous estimant pas particulièrement heureux(se), voire pas heureux(se) du tout, vous ne pensiez pas être plus
sot(-te) ou inconscient(e) que la moyenne, pour le dire dans ces termes. Qu'est-ce donc à dire ?
En réalité, seul le simplisme outrancier de ces "théories" est évident, comme le
processus d'acculturation dans lequel elles entrainent leurs victimes.
Du fait que ces patapsychologies ne définissent pas le concept de bonheur, on est
souvent dans la confusion ou plus légèrement, dans du bricolage. En effet, déconstruire un concept
avant d'argumenter à son propos, est un préalable indispensable en principe, dans une
démarche intellectuelle et scientifique. Cette
déconstruction permet notamment de ne pas prendre un mot pour un
autre, de ne pas prendre les mots pour les choses, et de ne pas tomber
dans la pensée magique ou encore dans la toute-puissance infantile.
Plus concrètement, on ne peut pas laisser entendre que "le bonheur c'est le
bonheur" - tautologiquement- et proposer une compilation de recettes pour
atteindre un état non défini, sauf à
tomber dans l'absurde là où il est question de donner du sens.
Traiter du Bonheur suppose en effet de contextualiser le sujet, c'est-à-dire
de faire état de ses sources et corrélats. En d'autres termes, ne pas
tenir compte de l'historisation d'un concept et de son champ sémantique, c'est
grandement méconnaitre le sujet qu'on
ambitionne de traiter. C'est aussi faire insulte à la culture et au savoir dont
on se prétend détenteur.
Tout cela étant, la déconstruction en question n'étant pas le propos de cet article, on retiendra
en résumé qu'entre le
signifiant bonheur et ses innombrables signifiés, il n'y a souvent pas de
commune mesure.
En d'autres termes, on remarquera que plus le prêt-à-penser sur le Bonheur a le vent en poupe,
plus le Bonheur quant à lui - ou du moins ce qu'il s'agirait de savoir à ce sujet - s'éloigne...
Enfin, en réponse à la propagande massive des
marchands de bonheur, on avancera les assertions suivantes : - Si la culture
n'était pas opposée à la nature, au point que chaque conquête culturelle élève
l'humain au dessus de cette dernière, mais que cela a un prix en termes de
renoncement à des satisfactions simples et rapides ou encore immédiates,
- Si les principes de plaisir et de réalité n'étaient pas fondamentalement opposés,
- Si chacun(e) d'entre nous n'était pas aux prises avec des contradictions
extérieures comme avec ses propres divisions, - Si le vivre ensemble et la
nécessité de travailler n'exigeaient pas la répression de certains comportements, mais encore leur sublimation,
- Si la névrose autrement dit l'existence de motions affectives positives mais
aussi négatives n'était pas le lot commun de l'humanité,
- Si la volonté de maitrise et de pouvoir ne généraient pas inévitablement des
oppositions et autres conflits d'intérêts (ceci expliquant cela, voir ligne
précédente),
- Enfin, si l'idéal n'était pas à distinguer en permanence de la réalité, tout
en étant souvent très différent pour chacun(e), etc... Alors sans doute le bonheur ferait partie de ces évidences que chacun(e) d'entre
nous rêve d'avoir à sa portée, et dont quelques recettes bien choisies nous
délivreraient les clés.
Françoise Zannier, Psychologue et Docteur en Psychologie, spécialisée en
Psychologie intégrative
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